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D’un bleu très noir, Angélique Ionatos

© photo de sa page Facebook

Née à Athènes en 1954, Angélique Ionatos s’est éteinte le 5 juillet 2021 des suites d’une longue maladie. C’était une éblouissante auteure, compositrice, chanteuse et guitariste.

Elle avait quitté sa Grèce natale avec sa famille à l’âge de 15 ans, en 1969, fuyant la dictature des colonels. Son premier choc musical fut lié au concert donné par Mikis Theodorakis lors d’une tournée mondiale en Belgique, pays où elle avait d’abord résidé. Theodorakis si populaire en Grèce avait été censuré et interdit dans son pays, pendant la dictature militaire. « Quand il est monté sur scène et a ouvert ses bras pour diriger l’orchestre, on aurait dit un aigle immense qui allait s’envoler… » Ce fut pour elle une révélation. Des années plus tard, en 1994, en signe de remerciements elle adapte quinze courtes pièces qu’il avait composées à partir des poèmes de Dimitra Manda, sur le cycle de l’eau, Mia Thalassa/Une Mer, suivi en 1999 du Sanglot des Anges sur une autre de ses compositions et un poème de Dyonissis Karatzas : « As-tu entendu le sanglot des anges un lundi matin à l’aube, ils pleurent sous ta fenêtre close ? »

C’est avec son frère Photis qu’elle enregistre ses premiers albums dont il co-signe paroles et musique : Résurrection obtient le Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros en 1972, ainsi que Les oiseaux, en 1973. Avec I Palami Sou le même Prix lui est attribué, en 1978.

Tout son parcours se construit sous le signe des poètes grecs et de la Méditerranée, qu’elle chante en version originale. « Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, il faut interroger les poètes pour retrouver la mémoire et l’utopie dit-elle. » Odysseus Elytis, prix Nobel de littérature en 1979 fut pour elle une source d’inspiration majeure. « Belle et étrange patrie comme celle que j’ai reçue jamais je n’ai vu », écrit-il dans Marie des Brumes. Cet hymne, composé en 1984, fut présenté dans une coproduction du Théâtre de la Ville et du Théâtre de Sartrouville où elle avait été artiste associée de nombreuses années, à partir de 1989. Elle y était accompagnée de quelques-uns de ses musiciens-complices, Katherina Fotinaki, voix, guitare, Cesar Stroscio, bandonéon, Idriss Agnel et Henri Agnel, percussions. Le poète répond à Marie, qui se révolte. Elle obtient pour cette composition et interprétation le Grand Prix Audiovisuel de l’Europe, qu’elle recevra à nouveau en 1987 pour Le Monogramme, sur un texte d’Elytis : « Je pleure le soleil et je pleure les années à venir sans nous et je chante les autres passées au travers… Au paradis, j’ai aperçu une île Semblable à toi et une maison au bord de la mer… »

De sa rencontre avec Katerina Fotinaki elle dit : « Je ne crois pas que les chemins se croisent par hasard. Je ne crois pas au hasard. Je crois à la chance. Et aux rencontres qui viennent à l’heure juste. Lorsque le temps y consent. » Elles présentent en duo vocal et guitare Comme un jardin la nuit, à partir de l’adaptation musicale du texte d’Elytis qu’elle retraduit et publie sous le titre Le soleil sait, une anthologie vagabonde : « J’ai quelque chose à dire de transparent, j’ai quelque chose à dire d’inconcevable, comme le chant d’un oiseau en plein champ de bataille. » Avec Katerina, elles retrouvent ensemble ce plaisir du chant en duo et de la guitare par le récital Anatoli – qui se traduit à la fois par l’Orient et le Lever du soleil – en 2009. « Nous élèverons nos enfants sans vous, malgré vous, contre vous… leur vice sera la tendresse. Nous élèverons des enfants éternels. Nous élèverons nos enfants dans les ruines, car c’en est fini des mille et un contes qui cousent leur sommeil. Nous leur lirons, au bord du lit, l’histoire d’un siècle mille et mille fois assassiné, pour que chacun de leurs rêves soit un combat, un combat contre la corne de la mort… »

Elle fait une autre belle rencontre avec Sappho de Mytilène, la première femme poète ayant composé des vers sur l’amour et le désir, au VIIe siècle avant JC. « J’ai servi la beauté. Était-il en effet pour moi quelque chose de plus grand ? » écrivait Sappho. Angélique Ionatos la chante à partir de 1991, accompagnée de Nena Venetsanou, à Sartrouville, puis au Théâtre des Bouffes du Nord. Elle remporte un immense succès et plusieurs années de tournée, ainsi que le Grand Prix de l’Académie Charles-Cros. O Erotas poème de Sappho adapté en grec moderne par Elytis, est présenté à l’Olympia en mars 1993.

À côté de productions plus importantes Angélique Ionatos garde toujours l’envie de jouer en solo : « La scène est le plus beau des navires. C’est parce que nos questions restent sans réponse que nous continuons de voyager » dit-elle. Elle continue à porter la poésie grecque, qu’elle met en musique : Dyonissis Karatzas, Attik, Nikos Papazoglou : « Ici personne ne chante personne ne danse, on écoute juste la musique et notre imagination voyage » ; Arletta : « Tu es le vent du sud et moi un oiseau perdu, tu m’amènes là où toi tu veux, tu es le vent du nord tu glaces mes ailes et puis avec un seul baiser tu me lances très haut » ; Yannis Ritsos, Dimitris Mortoyas : « Et si l’arbre brûle reste la cendre et la lumière, dans le désert les cactus prennent racine » ;  Kostas Karyotakis dans Amandier « Là dans mon jardin un amandier grandit, il est si délicat qu’il a juste un souffle de vie… »

D’un bleu très noir fut le titre de l’un de ses concerts, donné au Théâtre de la Ville en 2000, enregistré et diffusé par Naïve, comme presque tous ses CD. C’est un bouquet de poésies où se croisent Constantin Cavafy, Christos Christofis, Dimitris Mortoyas, Odysseus Elytis, Dyonissis Karatzas. Angélique Ionatos y signe les paroles et la composition du morceau intitulé Yeux noirs : « Arrête, mon cœur, de souffrir. Cesse d’attendre. Deviens comme une pierre pour ne plus battre en vain… » Elle chante aussi Frida Kahlo en espagnol « Pies para que los quiero si tengo alas para volar / Des pieds, pour quoi faire si j’ai des ailes pour voler… » interprète des chants traditionnels et ses Chansons Nomades, accompagnée de l’un de ses fidèles, le musicien Henri Agnel. Elle compose un Stabat Mater Furiosa d’après le texte du poète et dramaturge Jean Pierre Siméon, qu’elle présente dans une mise en scène de Michel Bruzat, en 2014.

Avec Eros y Muerte, elle compose sur des textes en français d’Anna de Noailles et sur les poèmes en espagnol de Pablo Neruda, Cien sonetos de amor / La Centaine d’amour, écrits pour sa bien-aimée, Matilde Urrutia. Suivra l’enregistrement de l’album, en 2005 : « Ces trois langues sont en réalité les trois strates de ma culture : le grec en tant que langue maternelle, le français en tant que langue d’adoption et quant à l’espagnol elle est la première langue qui a fasciné l’enfant que j’étais. Je la chantais sans la comprendre pour imiter les chanteuses que j’écoutais sur les 33T que mon père, marin, ramenait de ses voyages en Amérique du Sud. C’était la langue du rêve. »

L’œuvre est immense, le parcours éclectique, la voix tendre et rocailleuse, les doigts virtuoses sur les cordes de la guitare, la présence incandescente. Quarante ans de carrière, une vingtaine d’albums, de nombreux concerts dont en 2015 au Café de la Danse, Reste la lumière, accompagnée de Katerina Fotinaki et de musiciens virtuoses comme Gaspar Claus au violoncelle et Cesar Stroscio au bandonéon. Son dernier concert fut donné en 2018 aux Lilas où elle habitait, au Triton-scène de musiques présentes.

Angélique Ionatos a porté les mots des plus grands poètes grecs dans la révolte de l’exil, et pour dépasser le sien. « Ce qui m’a aidé à supporter l’exil lorsqu’il devenait trop lourd, ce fut la poésie » disait-elle. Son univers est de tendresse et de sensualité, de singularité. Son élégance, sa présence, ses mélopées, vont nous manquer. « Ma langue est devenue ma patrie. La seule qu’on ne pouvait pas m’enlever. Il m’était devenu vital de l’aimer, la cultiver et la défendre. Paradoxalement c’est en apprenant le français que j’ai pu redécouvrir la beauté de ma langue maternelle. La distance (géographique et culturelle) m’a permis de réentendre sa musique. Et quelle musique ! »

 Brigitte Rémer, le 15 août 2021

Label Accords Croisés 2009 : Comme un jardin la nuit (en duo avec Katerina Fotinaki) – Label Naïve – 2008 : Album anniversaire (2CD/10 ans de Naïve ( Sappho de Mytilème – Parole de Juillet) – 2007 : Eros y muerte – 2004 : Anthologie (Compilation ) – 2003 : Alas Pa’ volar (Des ailes pour volerAngélique Ionatos canta Frida Kahlo – 2000 : D’un Bleu très noir – 1997 : Chansons nomades (avec Henri Agnel) – 1996 : Parole de juillet (Iouliou logos) – 1995 : De la Source à la mer (3 CD) – 1994 : Mia Thalassa (musiques de Mikis Théodorakis) – 1992: O Erotas – 1991 : Sappho de Mytilène – 1989 : Archipel (Compilation) – 1988 : Le Monogramme (Sept chants d’amour d’Odysseus Elytis) – 1984 : Marie des Brumes (Maria Nefeli, Odysseus Elytis) – 1983 : O Hélios O Héliatoras – 1981 : La Forêt des hommes (To dassos ton anthropon) – 1979 : I Palami sou – 1972 : Résurrection (avec Photis Ionatos).